Le saut à la perche est l’une des disciplines les plus exigeantes de l’athlétisme. C’est un mélange explosif de vitesse de sprinteur, de force de gymnaste et de courage d’acrobate. Mais au-delà des qualités physiques, c’est avant tout une bataille mentale. Un couloir de quelques secondes sépare l’athlète de son saut, un instant où le doute peut tout anéantir. Renaud Lavillenie, champion olympique et ancien recordman du monde, est le maître incontesté de cette guerre psychologique.
Pendant des années, on a admiré sa technique, mais on a surtout été fasciné par sa capacité à performer sous une pression immense. Comment fait-il pour rester si serein face à une barre placée à près de six mètres de hauteur ? Quel est le secret de cette concentration à toute épreuve ?
La bonne nouvelle, c’est que sa force mentale n’est pas magique. Elle est le fruit d’un travail rigoureux, d’une méthode qu’il a perfectionnée au fil des ans. Et cette méthode peut être décomposée en 3 étapes simples et compréhensibles par tous. Que vous soyez un athlète en herbe, un manager cherchant à motiver ses équipes, ou simplement curieux de comprendre la psychologie d’un champion, voici la préparation mentale de Renaud Lavillenie expliquée comme jamais auparavant.
Étape 1 : La Visualisation Immersive – Créer le Saut Parfait dans son Esprit

La première étape, et peut-être la plus cruciale, se déroule bien avant que Renaud ne commence sa course d’élan. Elle se passe entièrement dans sa tête. C’est l’étape de la visualisation.
Qu’est-ce que la visualisation ?
La visualisation, ou imagerie mentale, n’est pas simplement le fait de “penser” à son saut. C’est une répétition mentale ultra-réaliste qui engage tous les sens. Si vous observez attentivement Renaud juste avant une tentative, vous le verrez souvent les yeux fermés ou le regard dans le vide. À ce moment précis, il est en train de vivre le saut dans sa tête, du début à la fin.
- Il voit : Il ne voit pas seulement la barre. Il voit chaque marque sur la piste, la flexion parfaite de sa perche, la trajectoire de son corps qui s’élève, et enfin, le passage de son corps au-dessus de la barre, sans la toucher. Il visualise le succès.
- Il sent : Il ressent la texture de la perche dans ses mains, la pression de ses doigts. Il sent la contraction de ses abdominaux lors de l’inversion, l’étirement de ses muscles lors du franchissement.
- Il entend : Il entend le rythme de ses pas sur la piste, le son de la perche qui se plante dans le butoir, et même le silence suspendu juste avant l’explosion de joie du public.
Pourquoi cette étape est-elle si puissante ?
Cette technique, souvent étudiée en psychologie du sport, a des effets concrets et scientifiquement prouvés.
- Programmation Neuromusculaire : Lorsque vous visualisez un mouvement de manière intense, votre cerveau envoie de micro-impulsions électriques aux muscles concernés. C’est presque une répétition physique, mais sans le mouvement. En répétant mentalement le saut parfait des centaines de fois, Renaud renforce les connexions neuronales. Son corps apprend le geste parfait sans même avoir à le faire. Le jour J, le mouvement devient un automatisme.
- Gestion de l’Anxiété : Le cerveau humain a du mal à faire la différence entre une expérience réelle et une expérience imaginée de manière très vive. En visualisant une réussite, Renaud ancre une émotion positive. Il remplace la peur de l’échec (“Et si je touche la barre ?”) par la confiance de la réussite (“Je sais comment franchir cette barre”). Cela réduit considérablement le stress et la nervosité.
- Concentration Accrue : La visualisation force l’esprit à se concentrer sur une seule tâche. Elle crée une “bulle” qui l’isole du bruit, des attentes du public, et des performances de ses adversaires. Il n’est plus dans un stade, il est dans son “bureau”, en train d’exécuter une tâche qu’il maîtrise.
Pour Renaud, cette première étape est fondamentale. C’est là qu’il gagne 50% de la bataille. Il ne s’élance jamais en espérant réussir ; il s’élance en sachant qu’il a déjà réussi des dizaines de fois dans sa tête.
Étape 2 : La Routine de Performance – Construire une Forteresse de Contrôle
Une fois que le saut parfait est programmé dans son esprit, Renaud doit le transposer dans la réalité. Pour cela, il s’appuie sur une deuxième étape : la routine de performance. C’est une série de rituels et d’actions, toujours identiques, qui agissent comme un pilote automatique.
Le pouvoir des rituels
La routine de Renaud est une séquence précise et millimétrée. Elle est conçue pour éliminer toute pensée parasite et pour que son corps et son esprit soient parfaitement alignés.
- La préparation matérielle : Il commence par des gestes simples et contrôlés. Il vérifie ses marques au sol. Il choisit sa perche avec soin, une décision cruciale. Il applique de la magnésie sur ses mains. Chaque action est lente, délibérée. Cela lui permet de canaliser sa nervosité dans des gestes familiers.
- L’isolement sensoriel : Il se place au bout de la piste d’élan. C’est ici que sa bulle devient presque impénétrable. Il se parle à lui-même, utilisant des mots-clés positifs (“vitesse”, “haut”, “engage”). C’est ce qu’on appelle le “dialogue interne positif”.
- L’activation finale : Juste avant de s’élancer, il fait quelques petits sauts sur place. Il balance ses bras. Ces mouvements ont un double objectif : réveiller ses muscles pour l’effort explosif à venir, et libérer les dernières tensions.
- Le point de bascule : Le dernier moment est un mélange de concentration intense et de lâcher-prise. Il fixe le sautoir, attend de sentir le “feu vert” intérieur, et quand il le sent, il s’élance. Il n’y a plus de place pour la réflexion, seulement pour l’action.
Pourquoi cette routine est-elle un avantage décisif ?
Cette routine n’est pas une simple superstition. C’est un outil psychologique extrêmement efficace.
- Création d’un environnement familier : Qu’il soit aux Jeux Olympiques ou à un meeting de moindre importance, sa routine ne change pas. Elle lui permet de recréer un sentiment de “maison”, de contrôle, même dans l’environnement le plus stressant. Le contexte extérieur n’a plus d’importance ; seule sa séquence d’actions compte.
- Automatisation de la concentration : La routine agit comme un interrupteur. En commençant sa séquence, il envoie un signal à son cerveau : “Mode compétition activé”. Il n’a plus besoin de “penser” à se concentrer. La concentration devient une conséquence naturelle de sa routine.
- Économie d’énergie mentale : Prendre des décisions consomme de l’énergie mentale. En automatisant toute la phase de préparation, il conserve cette précieuse énergie pour le saut lui-même. Il ne se demande pas “Qu’est-ce que je dois faire maintenant ?”. Il suit simplement le plan.
La routine est la forteresse mentale de Renaud. Elle le protège du chaos extérieur et lui permet de libérer son plein potentiel, exactement au bon moment.
Étape 3 : La Gestion Constructive de l’Échec – Transformer l’Erreur en Information
Même les plus grands champions échouent. Au saut à la perche, l’échec est même la norme. On termine toujours un concours sur un échec. La troisième et dernière étape de la préparation mentale de Renaud Lavillenie est donc sa manière de gérer l’échec.
L’échec n’est pas une fatalité, c’est une donnée
Pour beaucoup, rater un saut est une source de frustration, de colère ou de doute. Pour Renaud, un saut raté est avant tout une source d’information. C’est une approche quasi scientifique.
- Analyse immédiate et non-émotionnelle : Dès qu’il retombe sur le tapis, son cerveau analyse. Il ne se dit pas “Je suis nul”, mais plutôt “Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?”. Il revisionne le saut dans sa tête, ou débriefe instantanément avec son entraîneur.
- “Ma course était-elle bien rythmée ?”
- “Ma position de main était-elle correcte ?”
- “Ai-je manqué de vitesse à l’impulsion ?”
- “Ai-je été trop impatient au sommet de la barre ?”
- Ajustement et correction : En fonction de l’analyse, il prend une décision pour le saut suivant. “Je vais prendre une perche plus dure”, “Je vais reculer ma marque de quelques centimètres”, “Je vais me concentrer sur une phase précise du saut”. L’échec n’est plus une fin en soi, mais un moyen d’optimiser la tentative suivante.
La capacité “d’effacer l’ardoise”
Une fois l’analyse faite et la correction décidée, la compétence la plus difficile entre en jeu : la capacité à oublier l’échec précédent. Il ne peut pas aborder son deuxième essai en pensant à l’erreur du premier. Il doit “réinitialiser” son esprit.
C’est là que les deux premières étapes reviennent en jeu. Pour effacer le souvenir de la barre qui tombe, il va relancer une nouvelle session de visualisation positive (Étape 1). Puis, il va s’engager corps et âme dans sa routine de performance (Étape 2), qui va l’aider à se reconcentrer et à retrouver sa bulle.
Cette résilience mentale est ce qui distingue les champions. Sa performance historique en 2014, où il a battu le record du monde de Sergueï Bubka, en est la parfaite illustration. Après avoir validé son concours, il s’est attaqué à une barre mythique, avec une pression monumentale. Il a dû effacer toute notion d’échec potentiel pour produire le saut d’une vie.
Conclusion : Une Méthode Universelle
La préparation mentale de Renaud Lavillenie, décomposée en ces trois étapes simples – Visualiser, Ritualiser, Analyser – est la clé de sa longévité et de son succès.
- Il visualise le succès pour programmer son corps et chasser le doute.
- Il suit une routine immuable pour créer une bulle de contrôle et automatiser sa concentration.
- Il analyse l’échec de manière constructive pour transformer chaque erreur en une opportunité d’amélioration.
Cette méthode n’est pas réservée aux athlètes de haut niveau. C’est une leçon de vie. Avant une présentation importante, un entretien d’embauche ou un examen, n’importe qui peut s’inspirer de cette approche. Visualisez votre réussite, créez une petite routine pour vous mettre en confiance, et si vous faites une erreur, analysez-la froidement pour faire mieux la prochaine fois.
Renaud Lavillenie nous a appris qu’avant de franchir une barre à six mètres du sol, il faut d’abord franchir les barrières qui se trouvent dans notre propre esprit. Et c’est sans doute là que se trouve sa plus grande victoire.