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Laurent Jalabert

Laurent Jalabert : Son analyse qui divise les fans du Tour. A-t-il raison ?

  • July 12, 2025

Laurent Jalabert : Son analyse qui divise les fans du Tour. A-t-il raison ?

Chaque mois de juillet, c’est un rituel aussi immuable que le passage de la caravane publicitaire ou le son des hélicoptères au-dessus des châteaux de la Loire. Sur les antennes de France Télévisions, une voix s’élève, familière, chargée d’un accent chantant du Tarn-et-Garonne. C’est celle de Laurent Jalabert. Ancien numéro un mondial, champion adulé, “Jaja” est devenu depuis près de deux décennies le consultant star du Tour de France. Pourtant, derrière l’icône se cache une figure clivante. Ses analyses, ses expressions et ses partis pris suscitent autant l’admiration que l’exaspération sur les réseaux sociaux et dans les discussions entre passionnés.

Entre le procès en simplification excessive et la défense d’une lecture instinctive de la course, le personnage de Laurent Jalabert en tant que commentateur cristallise une fracture. Une fracture entre le cyclisme d’hier et celui d’aujourd’hui, entre le grand public et les puristes, entre la passion et la data. Alors, faut-il huer avec la meute ou défendre le soldat Jalabert ? Plongeons au cœur de la polémique pour tenter de comprendre si, au fond, “Jaja” a raison.

Laurent Jalabert, l’icône au palmarès irréprochable

Laurent Jalabert
Laurent Jalabert

Pour comprendre le poids de sa parole, il faut d’abord se souvenir de qui était le coureur. Laurent Jalabert n’est pas n’importe qui. Son palmarès, l’un des plus riches du cyclisme français de l’après-Hinault, parle pour lui et assoit une légitimité incontestable. Professionnel de 1989 à 2002, il a tout gagné, ou presque.

Son parcours est celui d’une transformation spectaculaire. D’abord sprinteur redoutable, capable de ravir un Maillot Vert du classement par points sur le Tour de France (1992, 1995), il se mue en puncheur exceptionnel, remportant des classiques monumentales comme Milan-San Remo (1995) ou le Tour de Lombardie (1997). Mais le chef-d’œuvre de sa carrière reste sa polyvalence. En se transformant en coureur de grands tours, il remporte le Tour d’Espagne en 1995, raflant au passage le maillot du meilleur grimpeur et celui du classement par points. Il devient champion du monde du contre-la-montre en 1997, et termine sa carrière en apothéose avec deux titres de meilleur grimpeur sur le Tour de France (2001, 2002), son fameux maillot à pois devenant un symbole de panache et de popularité.

Cette carrière immense lui confère une crédibilité en or lorsqu’il prend le micro pour la première fois. Qui mieux que lui, le coureur complet, le stratège, l’attaquant, pour décrypter les subtilités d’une étape du Tour ? Sa reconversion aux côtés de RTL puis de France Télévisions semble une évidence. Il a “le sens de la course”, cette intuition que seuls les grands champions possèdent. Au début, son rôle fait l’unanimité. Il vulgarise, explique, transmet sa passion. Mais au fil des années, le monde du cyclisme a changé, et le regard des spectateurs aussi.

La genèse de la controverse : Des critiques devenues récurrentes

La popularité de Jalabert le commentateur a commencé à s’effriter pour une partie du public, notamment les fans les plus assidus et les plus connectés. Plusieurs griefs lui sont adressés, formant le cœur de la “Jalabert-critique”.

Un manque de préparation et une connaissance sélective du peloton ?

C’est l’une des accusations les plus fréquentes. Ses détracteurs lui reprochent une connaissance parfois approximative du peloton contemporain. Tandis qu’il est intarissable sur les grands leaders comme Tadej Pogačar ou Jonas Vingegaard, il semble parfois moins à l’aise avec les équipiers, les jeunes néo-pros ou les coureurs d’équipes moins médiatisées. Des noms écorchés, des confusions entre coureurs ou des hésitations sur le palmarès d’un “gregario” alimentent ce procès en manque de préparation.

Pour ses critiques, “Jaja” resterait en surface, se contentant de commenter ce qu’il voit à l’écran sans le travail de recherche en amont que l’on attendrait d’un consultant de premier plan. Cette critique est d’autant plus vive que le cyclisme moderne est devenu une affaire de spécialistes où chaque équipier a un rôle crucial et une histoire qui mérite d’être racontée.

La “Jalabert-itude” : L’analyse à travers le prisme de sa propre carrière

C’est sans doute le reproche le plus fondamental. Laurent Jalabert est souvent accusé d’analyser le cyclisme de 2025 avec les lunettes de celui des années 90. Son expérience, qui est sa plus grande force, deviendrait aussi sa plus grande faiblesse. Il juge les situations de course à l’aune de ce que lui aurait fait, en tant que coureur instinctif et offensif.

De là naissent ses expressions fétiches, devenues des mèmes sur les réseaux sociaux :

  • « Il faut attaquer ! » : Lancée à tout bout de champ, cette injonction est perçue comme une simplification extrême des stratégies d’équipe complexes, dictées par les capteurs de puissance, les oreillettes et les calculs d’effort millimétrés. Pour Jalabert, le panache et l’attaque priment, parfois au mépris de la gestion énergétique que prônent des équipes comme Team Visma | Lease a Bike.
  • « Il a mis la flèche » : Utilisée lorsqu’un coureur est sur le point de lâcher prise, l’expression est jugée infantilisante par certains, trop imagée et pas assez technique.
  • « Il se relève, c’est incompréhensible » : Son incompréhension face à des coureurs qui coupent leur effort pour attendre un coéquipier ou se replacer dans une stratégie d’équipe plus globale est souvent pointée du doigt. Il semble parfois hermétique à ce “nouveau cyclisme” plus contrôlé et moins romantique.

Cette “Jalabert-itude” serait donc une lecture passionnée mais dépassée, ignorant les révolutions technologiques et stratégiques qui ont profondément modifié le sport.

Une sévérité à géométrie variable et un “biais français”

Enfin, on lui reproche un jugement partial. Particulièrement dur avec les coureurs français, comme ont pu en faire les frais par le passé Thibaut Pinot ou Romain Bardet, il leur mettrait une pression supplémentaire. Quand un leader français ne répond pas aux attentes, son analyse peut paraître cinglante, voire injuste pour ceux qui connaissent les sacrifices consentis.

Inversement, il peut se montrer plus indulgent avec d’autres coureurs ou sembler focalisé sur les performances tricolores, au risque de minimiser les exploits d’autres nationalités. Ce “biais français” est à double tranchant : il ravit une partie du public patriote mais agace ceux qui attendent une analyse objective et globale de la course.

“Jaja” a-t-il vraiment tort ? Plaidoyer pour le consultant

Si les critiques sont nombreuses et argumentées, réduire Laurent Jalabert à un commentateur dépassé serait une erreur. Pour des millions de téléspectateurs, sa présence est non seulement appréciée, mais indispensable. Il existe de solides arguments pour défendre son approche.

L’expérience irremplaçable du coureur qui “sent” la course

Là où le data-analyste voit des watts et des pourcentages de pente, Jalabert voit de la souffrance, des regards et des micro-détails invisibles pour le commun des mortels. Son immense expérience lui permet de “sentir” la course. Il sait ce que signifie être dans le rouge, frotter dans un peloton nerveux, ou choisir le bon moment pour se ravitailler.

Cette connaissance intime de l’effort cycliste lui permet de traduire en mots simples des sensations extrêmement complexes. Il n’est pas journaliste, il est consultant. Son rôle n’est pas de décrire factuellement l’action, mais de l’interpréter avec ses tripes et son vécu. Quand il dit qu’un coureur “pioche”, c’est une image simple mais qui parle à tout le monde, du néophyte au passionné, car elle transmet une vérité physique : celle de la difficulté extrême.

Un rôle de “catalyseur” d’émotions pour le grand public

Le Tour de France sur France Télévisions n’est pas une niche pour experts. C’est un événement populaire qui rassemble des millions de Français, dont beaucoup ne regardent le vélo qu’une fois par an. Le rôle de Jalabert est aussi et surtout de rendre ce spectacle accessible et passionnant.

Ses exclamations, ses partis pris et son enthousiasme communicatif sont des vecteurs d’émotion. Il incarne le supporter lambda qui vibre, s’énerve et s’émerveille. En ce sens, le débat qu’il génère est une preuve de sa réussite. Un consultant lisse, qui ne ferait que réciter des données techniques sans jamais se mouiller, aurait-il le même impact ? Probablement pas. “Jaja” fait parler, il agace ou il enchante, mais il ne laisse personne indifférent. Il est un personnage à part entière du feuilleton de juillet.

Des analyses souvent justes, mais mal interprétées ?

Son fameux “Il faut attaquer !” est-il si simpliste ? Pas toujours. Souvent, il exprime une vérité tactique : face à une équipe surpuissante qui verrouille la course, la seule chance de la faire dérailler est de créer le chaos, de multiplier les attaques pour l’isoler. C’est un appel au panache, à un cyclisme plus audacieux que beaucoup de fans, nostalgiques d’une autre époque, appellent de leurs vœux.

De plus, il faut reconnaître que ses prédictions se révèlent souvent exactes. Sa lecture des physionomies des coureurs, sa capacité à anticiper une défaillance ou un coup tactique sont réelles. Il a peut-être simplement une manière différente de l’exprimer, plus imagée et moins “scientifique” que la nouvelle génération de commentateurs et d’analystes qui fleurissent sur les podcasts et les chaînes spécialisées.

L’ombre persistante de l’affaire de dopage

Impossible d’analyser la perception de Laurent Jalabert sans aborder le sujet qui fâche. En 2013, une commission d’enquête sénatoriale sur l’efficacité de la lutte contre le dopage a révélé des tests rétrospectifs du Tour de France 1998. Le nom de Jalabert y est apparu, associé à la prise d’EPO. Bien qu’il n’ait jamais avoué explicitement, se retranchant derrière la “confiance aveugle” en son staff médical de l’époque, cette révélation a durablement entaché son image pour une partie du public.

Pour ses détracteurs les plus virulents, cette affaire le disqualifie moralement. Comment peut-il juger la performance des coureurs d’aujourd’hui, être sévère sur une “défaillance” alors que sa propre carrière s’est bâtie durant les “années EPO” ? Cette suspicion de duplicité alimente la méfiance envers ses analyses. Pour d’autres, au contraire, il est le produit d’une époque et ne doit pas être le seul bouc émissaire. Ses employeurs, RTL et France Télévisions, lui ont maintenu leur confiance, considérant que sa légitimité de coureur restait intacte. Ce passé, qu’on le veuille ou non, constitue une ligne de fracture supplémentaire dans la perception du consultant.

Conclusion : Alors, Laurent Jalabert, raison ou tort ?

Finalement, la question “A-t-il raison ?” est peut-être mal posée. Laurent Jalabert n’est pas un scientifique qui énonce des vérités absolues. Il est le grand témoin d’un sport qu’il a incarné. Son analyse est un mélange de savoir immense, d’intuition, de passion, mais aussi de biais forgés par sa propre histoire.

Laurent Jalabert a raison lorsqu’il parvient à faire vibrer des millions de personnes, à rendre un sprint massif ou une échappée en montagne compréhensibles et excitants pour le plus grand nombre. Il a raison de défendre une vision romantique du cyclisme, faite de panache et d’attaques à l’instinct, car c’est aussi cela que les gens aiment dans ce sport.

Laurent Jalabert a tort lorsqu’il semble déconnecté des réalités du cyclisme moderne, ultra-calculé et scientifique. Il a tort lorsque son jugement paraît trop hâtif ou trop sévère, oubliant que derrière chaque coureur se cache une stratégie d’équipe complexe. Il a tort de ne pas toujours mesurer à quel point son passé jette une ombre sur sa crédibilité aux yeux d’une nouvelle génération de fans intransigeants.

En vérité, Laurent Jalabert est un pont entre deux mondes. Il est le dernier grand vestige d’un cyclisme que l’on regrette parfois, commentant un sport qu’il ne reconnaît plus toujours. Le clivage qu’il suscite est le reflet des tensions qui traversent le cyclisme lui-même. Que l’on soit “pro” ou “anti-Jaja”, une chose est sûre : ses commentaires sont devenus une composante indissociable du Tour de France. Et le jour où sa voix ne résonnera plus sur les routes de juillet, il ne fait aucun doute qu’elle manquera, même à ses plus grands détracteurs. Car le Tour, c’est aussi le débat passionné. Et en la matière, Laurent Jalabert reste, incontestablement, le champion du monde.