Dans le monde effréné du tennis professionnel, les projecteurs sont souvent braqués sur les athlètes qui éblouissent par leur talent sur le court. Derrière chaque coup droit fulgurant et chaque victoire acharnée se cache cependant une équipe, une histoire, et bien souvent, une figure déterminante. Pour la prodige canadienne Leylah Annie Fernandez, cette figure a un nom : Jorge Fernandez. Son père. Son premier et principal entraîneur. Un homme au parcours atypique, dont les méthodes non conventionnelles et l’exigence de fer ont forgé l’une des compétitrices les plus redoutables du circuit WTA.
L’ascension spectaculaire de Leylah, notamment sa course folle jusqu’à la finale de l’US Open 2021, a captivé le monde entier. Mais pour comprendre la résilience, l’intelligence de jeu et la hargne de la jeune joueuse, il faut se tourner vers l’architecte de l’ombre : son père. Bien plus qu’un simple coach, Jorge Fernandez est un stratège, un mentor et un pilier. Cet article plonge au cœur de l’histoire de cet homme, un ancien footballeur équatorien devenu un gourou du tennis par la force de sa volonté, et explore la dynamique complexe mais extraordinairement fructueuse qui le lie à sa fille championne.
Des terrains de football équatoriens aux courts de tennis canadiens : le parcours de Jorge Fernandez

Pour saisir la philosophie de l’entraîneur, il faut d’abord connaître l’homme. Jorge Fernandez n’est pas issu du sérail traditionnel du tennis. Il n’a jamais été un joueur classé ni un entraîneur formé dans les académies prestigieuses. Son école, c’était le terrain de football de sa ville natale, Guayaquil, en Équateur.
Un passé de footballeur professionnel
Né en Équateur, Jorge a embrassé une carrière de footballeur professionnel. Il évoluait au poste de milieu de terrain, un rôle qui exige vision du jeu, endurance et intelligence tactique. Cette expérience a profondément marqué sa vision du sport de haut niveau. Sur les terrains de football, il a appris l’importance de la discipline, de la stratégie et, surtout, de la “grinta” – cette rage de vaincre, ce refus de la défaite qui caractérise les plus grands compétiteurs.
Cependant, les réalités économiques et l’envie d’offrir un avenir meilleur à sa famille l’ont poussé à prendre une décision radicale. Il a immigré au Canada avec sa femme, Irene Exevea, d’origine philippine. Ce déracinement était un sacrifice, l’abandon d’une carrière pour un avenir incertain. À Montréal, Jorge a dû enchaîner les petits boulots pour subvenir aux besoins de sa famille, qui s’agrandissait avec la naissance de ses filles : Jodeci, Leylah et plus tard, Bianca.
La naissance d’un projet tennistique
Le tennis est entré dans la vie de la famille Fernandez presque par hasard. Jorge, bien que passionné de sport, n’y connaissait rien. C’est en regardant un tournoi à la télévision qu’il a eu une révélation. Il a vu dans ce sport individuel un terrain d’expression parfait pour inculquer les valeurs de travail et de résilience qu’il chérissait. La décision fut prise : sa fille Leylah serait une joueuse de tennis.
N’ayant aucune connaissance technique, Jorge s’est lancé dans un apprentissage autodidacte intensif. Il a dévoré des livres, analysé des centaines d’heures de vidéos de matchs et de sessions d’entraînement, et observé les plus grands champions pour décortiquer leur jeu. Il n’a pas cherché à copier un modèle, mais à comprendre les principes fondamentaux du sport : la géométrie du court, la résolution de problèmes et la gestion des moments clés. C’est cette approche, vierge de tout dogme académique, qui allait devenir la pierre angulaire de sa méthode d’entraînement.
Une méthode audacieuse : quand le père devient coach
Le père de Leylah Fernandez n’a pas enseigné le tennis à sa fille comme on l’apprend dans les manuels. Sa méthode, souvent qualifiée de non conventionnelle, repose sur un pilier central : faire de Leylah non pas une simple exécutante, mais une “solutionneuse de problèmes” sur le court.
Priorité à l’intelligence de jeu
Là où la plupart des entraîneurs se concentrent d’abord sur la pureté du geste technique, Jorge a mis l’accent sur le “pourquoi” avant le “comment”. Il créait des exercices complexes et des scénarios de match où Leylah était forcée de réfléchir, d’analyser et de trouver elle-même la solution tactique la plus appropriée.
- Drills de résolution de problèmes : Plutôt que de lui dire où frapper la balle, il lui posait des questions : “Où est l’espace libre ?”, “Comment peux-tu mettre ton adversaire en difficulté depuis cette position ?”, “Quelle est la meilleure option sous pression ?”.
- Adaptabilité : Il a entraîné Leylah à jouer avec différentes raquettes, sur différentes surfaces et contre des styles de jeu variés pour développer sa capacité d’adaptation.
- La géométrie du court : Inspiré par ses années de football, il lui a enseigné à lire le court comme un terrain de jeu stratégique, à utiliser les angles et à anticiper les déplacements de l’adversaire.
Cette approche a forgé l’une des plus grandes forces de Leylah : son intelligence de jeu. Elle est capable d’analyser les faiblesses de ses adversaires en temps réel et d’ajuster sa stratégie en conséquence, une maturité tactique rare pour son âge.
Forger un mental d’acier
Jorge Fernandez est convaincu que le tennis se joue à 80 % dans la tête. Sa plus grande mission a donc été de construire une forteresse mentale chez sa fille. Son entraînement était autant psychologique que physique.
Il la plaçait délibérément dans des situations inconfortables et stressantes. Il organisait des matchs d’entraînement où les règles étaient modifiées en sa défaveur, ou contre des garçons plus âgés et plus puissants. L’objectif n’était pas toujours de gagner, mais d’apprendre à se battre, à gérer la frustration et à ne jamais abandonner, peu importe le score.
Cette “joie de la bataille”, comme il l’appelle, est visible dans chaque match de Leylah. Elle ne semble jamais intimidée par le classement ou le palmarès de ses adversaires. C’est cette force mentale qui lui a permis de renverser des championnes établies comme Naomi Osaka ou Angelique Kerber lors de son épopée à l’US Open.
Père et entraîneur : la double casquette exigeante de Jorge
La relation entre un parent-entraîneur et son enfant-athlète est notoirement complexe. Celle qui unit Jorge et Leylah Fernandez ne fait pas exception. Elle est un mélange d’amour paternel, de discipline de fer et d’une ambition partagée.
Un entraîneur exigeant, un père aimant
Sur le court, Jorge est un coach intransigeant. Les séances d’entraînement sont intenses, rigoureuses et sans complaisance. Il pousse Leylah dans ses retranchements, car il croit fermement que c’est en sortant de sa zone de confort que l’on progresse. Cette exigence a parfois été perçue de l’extérieur comme de la dureté.
Cependant, en dehors du court, la dynamique change. Jorge redevient le père. Il a toujours veillé à séparer les deux rôles, même si la frontière est inévitablement floue. Il a insisté pour que Leylah continue ses études, qu’elle ait une vie en dehors du tennis et qu’elle conserve la joie de jouer. Le sacrifice a été familial : la mère de Leylah, Irene, a dû déménager en Californie pendant plusieurs années pour soutenir financièrement le “projet”, tandis que Jorge se consacrait à plein temps à l’entraînement de ses filles Leylah et Bianca.
Leylah elle-même a toujours défendu son père face aux critiques. Dans de nombreuses interviews, elle décrit une relation basée sur la confiance et le respect mutuel. Elle affirme que c’est son exigence qui lui a donné sa résilience et que, malgré la discipline, il a toujours été son plus grand soutien.
Le stratège absent de la loge
Un fait marquant de la finale de l’US Open 2021 fut l’absence de Jorge dans la loge des joueurs. Alors que le monde entier avait les yeux rivés sur sa fille, il était resté à l’hôtel, trop nerveux et superstitieux pour assister au match en personne. Il préférait donner ses dernières instructions tactiques avant le match, puis laisser Leylah prendre les commandes sur le court.
Cette distance physique symbolise sa philosophie : il lui a donné les outils, mais c’est à elle de construire sa victoire. Cette confiance en l’autonomie de sa fille est peut-être le plus grand cadeau qu’il lui ait fait en tant qu’entraîneur. Il ne l’a pas formatée pour être dépendante de ses instructions, mais pour devenir une leader sur son propre terrain de jeu.
L’héritage de Jorge : au-delà de Leylah
L’influence de Jorge Fernandez dépasse désormais le seul cadre de sa fille aînée. Sa méthode, autrefois marginale, est aujourd’hui scrutée et analysée.
Le projet “Lava Tennis” et Bianca Fernandez
Le succès de Leylah n’est que la première partie du plan familial. Jorge entraîne également sa fille cadette, Bianca Fernandez, qui suit les traces de sa sœur sur le circuit junior et professionnel. Il applique les mêmes principes fondamentaux d’intelligence de jeu et de force mentale.
Ensemble, Jorge et ses filles ont co-fondé “Lava Tennis”, un programme qui vise à transmettre leur philosophie. Le nom “Lava” symbolise la passion ardente et la fluidité adaptative qu’ils estiment essentielles pour réussir. C’est la formalisation d’une méthode qui a fait ses preuves au plus haut niveau.
Une inspiration pour le tennis canadien
L’histoire de Jorge et Leylah Fernandez s’inscrit dans une période dorée pour le tennis au Canada. Aux côtés de figures comme Bianca Andreescu, Félix Auger-Aliassime et Denis Shapovalov, Leylah a contribué à placer le Canada sur la carte mondiale du tennis.
L’approche de Jorge Fernandez offre un modèle alternatif fascinant. Elle prouve qu’il n’y a pas une seule voie vers le succès et que la détermination, l’intelligence et une forte éthique de travail peuvent surmonter le manque de moyens ou de pedigree. Son parcours est une source d’inspiration pour de nombreux parents et entraîneurs qui n’ont pas accès aux structures d’élite, leur montrant qu’avec de l’ingéniosité et un dévouement total, l’impossible devient réalisable.
L’architecte de l’ombre, le pilier d’une championne
En conclusion, l’histoire du père de Leylah Fernandez est bien plus que celle d’un simple coach de tennis. C’est le récit d’un immigrant qui a tout sacrifié pour ses enfants, d’un autodidacte qui a défié les conventions, et d’un stratège qui a façonné l’une des joueuses les plus captivantes de sa génération.
Jorge Fernandez n’a pas seulement appris à sa fille à frapper une balle de tennis ; il lui a enseigné comment penser, comment se battre et comment gagner. Sa méthode, centrée sur la résilience mentale et la résolution de problèmes, est la signature invisible derrière chaque victoire de Leylah. La relation complexe, exigeante mais profondément aimante qu’il entretient avec sa fille est le moteur de leur succès commun.
Alors que Leylah Fernandez continue de tracer sa route sur le circuit mondial, l’ombre bienveillante et exigeante de son père ne sera jamais loin. Jorge Fernandez, l’ancien footballeur équatorien, restera à jamais l’architecte de l’ombre, le pilier indispensable qui a permis à une jeune fille de Montréal de rêver, et d’atteindre, les sommets du tennis mondial.